J’étais immortel, à cette époque
Giorgio Bocca
Pour les jeunes de Cuneo la haute montagne était caractérisée, et je crois qu’elle le demeure encore, par l’ascension au refuge Morelli, la vue du Corno Stella et du petit couloir de Lourousa. On dit que le Cervin est le pic majeur des Alpes, mais le Corno Stella en est leur timon, leur soc d’araire; leur gigantesque fer de lance, leur autel sacré. Une géométrie fortuite mais parfaite fait couler au côté de cette puissance granitique, de cette force inébranlable, un des couloirs de glace les plus escarpés des Alpes. C’est une harmonie pétrifiée, verglacée, dont le sommet incontournable se situe dans le trident de l’Argentera. En combien d’heures faisions-nous le tour complet, des Thermes au Morelli au Col de Nasta et retour aux Thermes ? Trois heures ? Quatre heures ? Certes, à cette époque les os étaient d’acier, on descendait à grands sauts sur les rocailles sans faire attention où l’on posait le pied. A ce moment-là on se croyait immortel.
Le Matto est une montagne amie, j’en garde le souvenir de ma plus belle ascension en ski alpin. Au mois de mai, entre les deux lacs, la grande prairie alpine se gonfle de neige printanière, avec des pentes symétriques qui nous aspirent et nous soulèvent dans de doux virages. Du lac supérieur au sommet, les névés ne sont jamais abrupts, on y monte en longs zigzags jusqu’à la crête, pour découvrir le panorama lumineux au bout duquel on voit les Thermes. Des glaciers de la Maledia j’ai gardé un souvenir de fraîcheur et de bruissement de feuilles, un scintillement éclatant exposé sous le ciel qui apparaît à l’embranchement pour Entracque sous des nuages passagers, le vert des prairies et des peupliers, l’écoulement des eaux. J’avais appris, lors de mes vacances à Valdieri, à traverser le Gesso en crue en me laissant emporter par le courant et j’essayais de convaincre mes amis : « n’ayez pas peur, l’eau vous transportera au-dessus des pierres ». Mais à cette époque j’étais immortel. Aujourd’hui c’est l'heure des mémoires qui va de pair avec les sentiments : avec le ressenti on se souvient de tout dans les moindres détails, des odeurs, des saveurs, du chaud et du froid, dans la lumière superbe d’un crépuscule et celle éblouissante du midi.
D’après: Le montagne della memoria, Caisse d’Epargne de Cuneo, 1990
Giorgio Bocca
Journaliste et écrivain, né à Cuneo en 1920, il vécut l’expérience fasciste et adhéra à la résistance. Son engagement dans cette lutte a inspiré une large partie de son activité qui suivit, il apparut dans quelques grands quotidiens et périodiques italiens et se caractérisa, dans le journalisme traditionnel, par son langage impétueux. Parmi ses ouvrages les plus récents, Partisans de la montagne (2004) et Mes montagnes (2006).
Ce site a été réalisé dans le cadre du PIT "Espace transfrontalier Marittime Mercantour" Programme ALCOTRA 2007 - 2013 et mis à jour grâce au projet :